CHAPITRE VII
Je sens la mort venir comme un flocon de neige
Puis un autre et un autre qui tombent sur mon corps
Mon esprit devient gourd et glisse lentement
Au creux du grand sommeil
Mais tant de fois j’ai vu ce qu’ils nomment la vie
S’estomper doucement au pays des fantômes
Tel un bouillonnement de rêve coloré
Que je ne peux les croire
Déjà ils m’imaginent endormi à jamais
Bercé et envoûté par une nuit sans fin
Moi j’attends et je sais qu’elle sera bientôt là
Ouvre tes yeux mon âme
Sous les rayons brûlants de sa lumière ultime
Se déchire l’illusion qui voile mon regard
Au lieu de commencer le grand sommeil finit
Lorsque la mort arrive
Voici que je m’éveille
Alvan Dayin (Kalindos, 96e siècle ATT)
Ils marchaient en longues processions, le front ceint d’un bandeau noir en signe de deuil, chacun tenant dans sa main gauche une torche enflammée ; le bois résineux, en se consumant, répandait dans la ville de pierre une odeur de pinède. Ils avaient tous revêtu leur bayungui, et les cercles d’argent brillaient à la lueur des flammes. Ils venaient de tous les niveaux de Faya Nubangui, et de vénérables Fingo Makanés aux cheveux blancs côtoyaient des adolescents aux robes vierges du signe des mangas. Ils convergeaient vers le centre de la cité ; aucune porte ne restait fermée, pour personne. Ils entonnaient le chant des morts, et la roche noire des souterrains vibrait comme sous la voix d’un géant.
Au dernier jour du septième mois de son jeûne, Sino Tuzangui, le serpent d’orage, Naa Makané, guide suprême du peuple noir, Sino Tuzangui avait rejoint la félicité de Jaambé. Lors du Kamunga Nagué avec les autres maîtres du huitième cercle, ses pensées s’étaient évanouies ; Akoono Tingo avait retrouvé plus tard, au fond de la caverne où il avait mené si longtemps une existence d’ermite, son corps rigide et sans vie. En ce jour, le vieux maître avait achevé son Kamunga Ikoda ; en ce jour, son peuple lui disait adieu et célébrait la libération de son âme, enfin retournée à l’immensité éternelle de la lumière de Jaambé.
Stanley était resté dans sa chambre au cœur du cinquième niveau de Faya Nubangui. Il entendait s’élever les sons graves et lancinants du chant des morts. Etendu sur sa couche, il ressentait dans tout son corps le martèlement sourd des pas des milliers de Kreels qui avaient envahi les couloirs. Il respirait l’odeur forte de la résine enflammée, et voyait sous sa porte défiler des raies de lumière vacillante tandis que les porteurs de torches passaient devant la pièce.
Lorsqu’il était sorti de la cité, ce matin-là, pour aller courir au milieu des collines, il n’avait pas vu, comme d’habitude, la haute silhouette noire de Fissango Lindari. Il avait attendu, mais personne n’était venu ; alors il était parti, seul. A son retour, il avait trouvé le grand Kreel assis sur les marches de pierre menant à la ville souterraine. L’homme noir lui avait simplement dit :
« — Sino Tuzangui est mort. Ce soir, nous serons un million dans le neuvième lieu, Ningu Saki ; pour lui, nous ne ferons qu’un seul être… Pour lui, pour lui dire adieu… Tu dois venir, Oniga Charaki. Tu le dois… »
Puis Fissango Lindari était parti. Stanley avait rejoint sa chambre et n’était même pas allé manger dans un des réfectoires de la cité, préférant jeûner plutôt que de rencontrer un seul Kreel. Faya Nubangui était restée longtemps plongée dans un silence absolu. Et puis, soudain, des centaines de milliers de voix avaient commencé à chanter ensemble, et tout un peuple en deuil avait entrepris une lente procession vers le cœur vivant de la ville. Stanley entendait passer, depuis plusieurs heures, un flot ininterrompu de Kreels dont la prière déchirante résonnait contre le mur de sa chambre et tourmentait son âme.
Dans son esprit, un grand squale blanc tournait en tout sens, pris au piège au milieu d’une nasse de sons, d’odeurs et de lueurs mouvantes, émanation irréelle jaillie de la douleur et de la foi du peuple de Jaambé. Ce soir-là, une ambiance nouvelle et mystérieuse avait pris corps dans la cité de pierre, et Stanley se sentait comme aspiré au sein de cette gigantesque entité en train de naître de la réunion d’un million d’âmes humaines : le requin froid qui le dominait, avide de solitude, affolé, ne pourrait résister encore très longtemps. Le Sven souffrait atrocement. Il avait l’impression que son crâne était sur le point d’éclater, comme si le monstre à l’œil glauque qui vivait dans les profondeurs de son esprit essayait de s’enfuir.
Soudain, il y eut en lui comme un grand soubresaut dans une eau glacée, une gerbe d’écume pâle, et sa douleur s’estompa. Le mercenaire se leva, puis se dirigea vers le grand coffre de bois sombre qui trônait en face de sa couchette. Il en souleva le couvercle massif et prit délicatement une ceinture étroite d’étoffe noire ; puis il la noua autour de son crâne aux cheveux blonds et ras. Il semblait agir comme un somnambule, sans avoir conscience de ce qu’il faisait. Dans le coffre, il trouva également son bayungui aux cinq cercles d’argent ; il le revêtit. Il saisit alors dans sa main gauche une des torches du paquet déposé par terre dans un coin de la pièce, avant de déclencher l’ouverture de l’épaisse porte de pierre qui le séparait des Kreels, ses frères.
Stanley se mêla à la chenille de lumières, de chants et d’hommes qui progressait dans le couloir. Un jeune manga lui tendit sa torche, et il y alluma la sienne dans un crépitement de résine enflammée. Il se mit à marcher, au rythme lent du chant des morts qui emplissait la cité. Devant lui, les lueurs tremblotantes et mouvantes des flambeaux formaient un long serpent qui s’enfonçait dans la nuit ; il songea que chaque Kreel devait y voir un hommage à Sino Tuzangui, le serpent d’orage. Tous les brilleurs étaient éteints, et les flammes des torches constituaient le seul éclairage des souterrains de Faya Nubangui.
Le mercenaire franchit une des portes qui lui étaient d’habitude interdites, une de celles menant au sixième niveau. Il s’engagea dans un étroit tunnel foré à travers une incroyable épaisseur de roche ; et, tout à coup, il eut la vision de Sunga Saki, la limite, le grand vide, le sixième lieu…
Un immense pont de lumière, devant lui, trouait l’obscurité. Stanley s’avança. Il marchait sur une large allée de roc, d’une seule pièce. A la faible lueur des torches, il pouvait en voir, de chaque côté, les extrémités : deux parapets taillés dans la pierre, assez bas. Au-delà, c’était la nuit, et le vide… Mais plus loin, partout autour de lui, d’autres chaînes de flammes dansantes s’étiraient dans le noir ; des centaines, des milliers… A mesure qu’il progressait sur l’énorme passerelle de roche, le Sven comprenait mieux l’invraisemblable architecture de Sunga Saki, cet endroit magique séparant la demeure des hommes à l’esprit endormi de celle des êtres dont la conscience s’était enfin éveillée à la lumière de Toroko Lodangui.
Au lieu d’être simplement creusé de couloirs et de salles comme les autres niveaux de Faya Nubangui, le sixième lieu était évidé, débarrassé des millions de tonnes de basalte qui avaient si longtemps reposé là, depuis les temps immémoriaux où le Limbu s’était dressé sur la planète des Kreels. Seul avait été conservé le roc des milliers de ponts rattachant au reste de la cité la gigantesque sphère de pierre noire contenant les trois dernières couches de Faya Nubangui. Stanley l’entrevoyait à la lumière des flambeaux, cette grosse boule sombre dans laquelle il allait pénétrer pour la première fois. Le Sven s’était maintenant avancé si loin sur l’allée de basalte, que la paroi limitant le grand vide de Sunga Saki avait disparu dans l’obscurité. Il était envahi par une impression irréelle et merveilleuse, celle de flotter dans la nuit cosmique et de voir surgir devant lui un incroyable soleil noir dardant de minces rayons de flammèches pâles et tremblantes.
Le mercenaire avait d’abord cru que seuls les innombrables tentacules de pierre maintenaient la gigantesque sphère de roche suspendue dans le vide ; ils s’élançaient à partir de son tiers supérieur, traçant dans l’ombre une grande couronne de lumière. Les ponts étaient perpendiculaires à la surface de l’astre noir, si bien que ceux qui étaient les plus éloignés de son équateur possédaient une assez forte inclinaison. Stanley se trouvait sur un des liens de pierre de la partie supérieure et avait la sensation de plonger vers la grande sphère, comme si elle l’aspirait, lui et les milliers de petites flammes vacillantes qui dansaient dans la nuit.
Lorsqu’il fut suffisamment près, il parvint à distinguer plus nettement le tiers supérieur de l’immense globe de pierre, dépourvu de l’éclairage des longues flèches de flambeaux plantées dans sa partie centrale. Un énorme pilier de basalte s’élevait à partir du pôle de la sphère noire pour se perdre dans la pénombre ; le Sven supposa qu’il allait s’ancrer dans le roc séparant le cinquième niveau et Sunga Saki. Il ne pouvait voir, de l’endroit où il se trouvait, le tiers inférieur du grand soleil de pierre, mais il comprit qu’une colonne identique devait en jaillir, et contribuer elle aussi à maintenir la formidable masse du sombre globe au centre de son immense loge ronde creusée dans les entrailles du Limbu.
Devant l’ahurissante architecture du cœur de la ville souterraine, le mercenaire se sentait rempli d’admiration pour les Kreels des temps anciens. Il leur avait fallu, d’après la légende, neuf siècles pour créer Faya Nubangui ; neuf siècles pendant lesquels les hommes noirs s’étaient transformés en fourmis, forant le roc, creusant dans le basalte leurs chambres obscures. Cette force incroyable qui les avait poussés à accomplir une tâche aussi démentielle, sans le secours des excavateurs à plasma ignorés par leur technologie primitive, Stanley commençait juste à l’entrevoir.
Sur chacun des ponts de pierre se poursuivait un interminable défilé de flammes. Le Sven suivit des yeux une des petites lumières jaune et rouge, qui avançait sur le passage situé juste à gauche du sien. Qui tenait cette torche ? Un enfant faisant ses premiers pas sur Onda Sambuguzu ?… Un homme au corps puissant ?… Un vieillard tout proche de la félicité de Jaambé ?… Un guerrier redoutable fort des secrets des mangas ?… Un être à l’âme pure et à la sagesse infinie ?… Le mercenaire savait qu’une seule chose comptait : celui qui portait ce flambeau était un Kreel, un fils du peuple noir. La lueur cheminait, au milieu d’autres lueurs semblables, toutes semblables. Et soudain elle fut engloutie par le gros globe noir et vorace, qui dévorait chaque seconde des milliers de petites flammes. En franchissant Sunga Saki, chacun perdait ce qui faisait de lui un individu, un homme différent des autres ; au bout du pont, les lumières disparaissaient, se fondaient dans cette masse monolithique, sombre et ronde, immobile ; au bout du pont, les esprits disparaissaient, se fondaient dans cette âme unique, immuable, l’âme du peuple Kreel, Jaambé…
Et toujours s’élevait le chant des morts, emplissant l’immense vacuité nichée au sein de la roche froide. Même en écoutant attentivement, Stanley ne pouvait distinguer qu’une seule voix, grave, puissante, résonnant et vibrant dans l’antre souterrain ; et cette voix semblait provenir de l’immense sphère de pierre.
Ce soir-là dans le sixième lieu, le Sven fut témoin de la fusion spirituelle d’un million d’êtres en une seule entité. Un désir brûlant s’éveillait peu à peu en lui : ne pas rester spectateur de cette extraordinaire communion mais être, lui aussi, avec eux ; être eux, être les Kreels, être Jaambé… Il n’y parvenait pas encore, mais sentait avec une intensité croissante qu’il était au bord du seuil ; il ne restait qu’à le franchir.
Il savait désormais qu’une foi immense rassemblait ceux du peuple noir. Devant cette force-là, le temps et les montagnes n’existaient pas… Près de mille ans à creuser la roche du Limbu… Un souffle perdu au milieu de l’éternité de Jaambé… Juste une question de foi…
Stanley était tout proche de l’énorme masse de la sphère noire. Il voyait y disparaître, un à un, les flambeaux des Kreels qui le précédaient. Puis son tour vint ; il était arrivé au bout du pont. Il s’enfonça dans un tunnel long, étroit, semblable à celui par lequel il avait quitté le cinquième niveau de Faya Nubangui. Enfin, il arriva dans la demeure de ceux dont l’esprit s’était ouvert à la lumière de Jaambé.
La septième couche de la cité ressemblait aux autres : dédale de couloirs tortueux, escaliers en colimaçon dont les marches noires et lisses luisaient sous la lueur des flammes, chambres fermées par des panneaux de basalte sculptés d’étranges arabesques. Stanley suivait toujours le fleuve de torches qui coulait entre les parois de roche sombre ; des affluents de feux rougeâtres vinrent s’y jeter, jaillissant des portes de pierre qui s’ouvraient au passage de la procession. Ils venaient se joindre au peuple de Faya Nubangui, eux, les maîtres des cercles supérieurs, eux qui connaissaient le troisième niveau d’existence, et sur leurs bayunguis brillaient les anneaux d’argent de Oko Yedonka et Kotangui. C’étaient de grands vieillards aux cheveux blancs, au corps long et sec, aux yeux étincelants à la lumière des flambeaux. Ils avaient ceint leur front du bandeau noir et brandissaient une torche de pin dans la main gauche ; ils chantaient le chant des morts.
Stanley, emporté par le torrent de lumière et de musique, se retrouva dans le huitième niveau de la cité de pierre, un ensemble de grandes salles sonores qui servaient d’ateliers de peinture, de sculpture, de poterie, de tissage. Certaines pièces recelaient des instruments de musique comme le Sven n’en avait jamais vu. La colonne dans laquelle il se trouvait fusionna avec une autre, puis une autre encore ; les porteurs de torches se rassemblaient en une formidable marée de flammes. Tout d’un coup, elle déferla sur Ningu Saki, le neuvième lieu…
C’était un gigantesque amphithéâtre sphérique dont environ le tiers, de part et d’autre de son équateur, était occupé par une immense couronne de gradins. La partie supérieure formait un vaste dôme plongé dans l’obscurité. Au pied des degrés de pierre s’ouvrait un énorme puits noir, béant, qui s’enfonçait vers le tiers inférieur de la sphère. Au fond des rangées de gradins, une multitude de portes permettait l’accès à l’amphithéâtre. Lorsque le mercenaire franchit l’une d’elles et parvint dans Ningu Saki, des centaines de milliers de Kreels l’avaient précédé, et leurs flambeaux formaient un grand cercle de lumières tremblotantes suspendu dans l’obscurité.
Le chant des morts retentissait dans le neuvième lieu dont l’extraordinaire acoustique donna à Stanley l’impression d’être plongé dans un bain de sons et de vibrations rythmées. Les porteurs de torches continuaient à envahir les gradins, semblables à des myriades de lucioles déchirant la nuit ; ils rendaient plus intense la lueur de l’orbe de flammes, plus profonde la voix géante qui psalmodiait la prière lancinante. Enfin, Stanley éprouva une étrange sensation de plénitude ; le grand cœur de pierre de Faya Nubangui lui paraissait maintenant gorgé de lumière et de musique : nourri du chant des Kreels et de la chaleur des torches, le neuvième lieu semblait s’être empli d’une vie propre. Le Sven comprit que le cœur du monde allait commencer à battre.
Le grand lac de flammes avait cessé d’ondoyer sous l’afflux de nouveaux porteurs de flambeaux. Un million de lueurs pâles aux reflets rougeâtres, immobiles, éclairaient Ningu Saki. Alors la voix formidable du peuple de Faya Nubangui, qui pendant des heures avait inondé la ville souterraine des paroles du chant des morts, se tut soudainement. Un silence absolu envahit l’amphithéâtre comme une brume glacée. Le temps semblait figé.
Stanley sentit une main se poser sur son épaule gauche ; c’était la grande patte noire de son voisin, un colosse aux cheveux argentés. Le mercenaire vit que chaque Kreel plaçait sa main libre contre le bras de son compagnon de droite. Le sien était un adolescent qui n’avait pas encore connu l’épreuve du Naa Dayi. Stanley hésita un instant, puis serra de ses longs doigts pâles l’épaule du jeune Noir ; ils firent une tache claire sur la manche du bayungui. Alors le Sven ressentit le premier battement du cœur de roc froid…
Ce fut une vibration grave, profonde et sourde. Un son et un tremblement à la fois… Les corps de tous les Kreels avaient frémi, la voûte de pierre avait résonné. Le silence revint, pour un instant seulement. Il y eut un deuxième battement, plus fort et plus clair. Stanley avait vu remuer les lèvres charnues du géant qui se tenait près de lui. Un troisième battement secoua Ningu Saki, le cœur du monde ; c’était un mot, un mot porté par le souffle d’un million de poitrines. Le quatrième battement fut encore plus net ; le mot avait deux syllabes sonnant comme le choc des doigts sur le cuir du tonango. Au cinquième battement, Stanley reconnut le mot. Au sixième, sa gorge était encore nouée. Au septième, il se sentit envahi par une énergie immense, joignit sa voix aux voix des Kreels, et prononça le mot sacré :
« Jaambé ! »
Les battements s’accélérèrent ; de plus en plus fort, de plus en plus vite… Stanley était envoûté par ce nom qui jaillissait de sa bouche, et d’un million de bouches en même temps : « Jaambé ! Jaambé ! Jaambé !… »
Soudain, le pourtour du gigantesque puits noir qui béait au pied des gradins s’embrasa tout entier. Une épaisse fumée s’éleva des centaines de vasques d’airain, disposées autour de l’énorme fosse, qui crachaient des flammes plus hautes qu’un homme. Une odeur âcre, enivrante, emplit alors la grande sphère creusée dans le basalte. Stanley reconnut le parfum de la sérénité, le rêve d’azur. Epugu-Ikoda, la poudre d’écorce. Puis une intense lumière rouge diffusa hors du puits et teinta de pourpre la base du grand amphithéâtre, s’étalant en nappe comme le sang d’un géant blessé. Sous l’effet des vapeurs bleues de la drogue qui se consumait, le Sven sentit le temps se distordre, se disloquer…
Il continuait à psalmodier inlassablement les deux syllabes sacrées qui battaient et battaient, cœur vivant du peuple Kreel :
« Jaambé ! Jaambé !… »
Il entendait le nom retentir dans son crâne pendant d’interminables moments, qui lui semblaient des heures ; les sons s’étiraient, et chaque martèlement sourd d’une syllabe devenait un concert. Son esprit tout entier était accaparé par la musique du mot, et il ne percevait rien d’autre, ne voyait plus, ne sentait plus… Puis, l’instant d’après, il croyait être plongé dans un océan de silence, et seule sa vision fonctionnait. Mais le film de la vie était comme brisé… Il recevait une seule image à la fois, qui restait gravée en lui pendant ce qu’il croyait être plusieurs heures. Il voyait en gros plan les lèvres de son voisin remuer lentement, et ses longues nattes qui dansaient sur ses épaules ; et puis, longtemps après, c’était la lumière rouge qui jaillissait hors du puits, cerclée par les centaines de brasiers brûlant dans les grands vases de bronze ; puis les minuscules taches de lumière des torches, de l’autre côté de l’amphithéâtre ; et encore la lueur pourpre qui devenait de plus en plus intense… De sa mémoire affûtée par l’odeur de la poudre d’écorce surgit un souvenir ancien, un conte de son enfance ; Stanley s’imagina être arrivé au bout du monde, là où le soleil surgit chaque matin d’un grand trou noir creusé dans la terre. Il fixait avidement ce rougeoiement fabuleux qui gagnait en puissance, espérant l’apparition d’un astre écarlate craché par la roche sombre. Et, d’une certaine manière, le soleil se leva enfin pour lui.
Depuis sa place, située assez haut dans l’amphithéâtre, il avait une vue plongeante vers l’intérieur du puits. Il aperçut soudain un immense disque de pierre, de même diamètre que la fosse, montant lentement vers la base des gradins. De gros brilleurs à lumière rouge étaient encastrés dans le roc de cette plateforme, tout le long de sa circonférence ; au fur et à mesure qu’elle s’élevait, la lueur envahissait peu à peu toute la sphère aux parois noires. Le halo écarlate qui émanait des brilleurs était aveuglant ; le puits obscur s’était transformé en une colonne de lumière sanglante. Il était impossible de voir ce qui se trouvait sur le disque de basalte ; mais il continuait de monter.
« Jaambé ! Jaambé ! Jaambé ! »
Le mot sacré battait maintenant à un rythme effréné, et le neuvième lieu était comme la poitrine d’un titan agitée d’une respiration haletante. Dans l’esprit de Stanley, les sensations dissociées se mêlèrent alors en un tourbillon de vie, et le temps, qui s’était ralenti à l’extrême s’accéléra de façon fabuleuse. Il y avait le parfum bleu de la fumée d’écorce qui laissait un goût amer sur sa langue, le soleil de braise qui se levait au rythme fou du nom de lumière gonflant la grande sphère de pierre d’un souffle puissant, et la foi des enfants de Jaambé qui traversait sa poitrine, jaillissant des longs doigts bruns crispés sur son épaule. Puis tout changea en un instant…
Les grands braseros de bronze s’éteignirent ; le cercle de feu mourut au moment précis où la plate-forme de pierre émergea de son trou dans un tonnerre de lumière pourpre. Stanley vit ses voisins se baisser et enfoncer leur torche dans une cavité cylindrique forée dans le roc des gradins. Il y avait devant lui un creux identique ; le Sven y plongea la flamme de son flambeau. Un million de lueurs jaune et rouge disparurent ensemble. Il ne resta plus qu’une grande sphère d’obscurité hébergeant une sphère de lumière. Le battement du cœur de Faya Nubangui avait cessé ; les voix s’étaient tues à l’instant où les torches étaient mortes… A nouveau, le silence était absolu. Mais Stanley ne sentit aucun froid se poser sur son corps ; dans sa poitrine brûlait un brasier plus puissant que le soleil de sang qui venait de naître dans le ventre du Limbu.
La clarté des brûleurs diminua progressivement d’intensité, et l’astre rouge se transforma en un cercle immense de taches écarlates. En même temps, le dôme de l’amphithéâtre, qui jusqu’alors était resté plongé dans une nuit absolue, s’éclaira de mille lueurs multicolores : au sommet, un énorme brilleur rond jetait un regard éclatant vers la plate-forme de pierre, comme un gigantesque œil de feu arraché à l’orbite d’un cyclope ; tout autour, des centaines de rayons verts, bleus, rouges, jaunes, blancs, transperçaient la nuit jusqu’au pied des gradins et balayaient le grand disque de basalte de chatoyantes tramées lumineuses.
Alors Stanley vit ce qu’il y avait sur le cercle de roche. C’était un ensemble de degrés circulaires de pierre noire empilés, de plus en plus étroits. Sur le plus vaste, celui du bas, des centaines de Kreels en robe rouge étaient rassemblés : des hommes aux longues nattes et des femmes aux cheveux courts, avec de grands anneaux d’or passés dans les oreilles, et des chaînes d’or autour du cou. Sur le degré suivant se trouvaient également de nombreux Kreels ; ceux-là avaient des instruments de musique ; tonangos immenses au fût plus haut qu’un homme, xalundis aux cent tubes de cuivre sur lesquels on frappait, avec des maillets de métal, auakas aux longues cordes d’acier, notobangus ventrus et luisants, yubakas au souffle d’argent, et d’autres encore, plus de cinq cents machines à sonner, battre, marteler et faire vibrer les sons. Le troisième degré était occupé par des hommes et des femmes sans instruments de musique, moins d’une centaine de personnes. En son centre se dressait le dernier niveau, une colonne de matière translucide illuminée de couleurs irisées. Stanley reconnut un civox, un appareil destiné à amplifier considérablement la voix des chanteurs ; il captait les vibrations de la personne juchée à son sommet et restituait les sons avec une fidélité absolue, sur toutes ses faces.
Soudain, les lumières s’éteignirent. Ningu Saki fut plongé un instant dans un silence et une obscurité absolus. Puis le brilleur géant du sommet du dôme se ralluma, et concentra tous ses rayons en un interminable pinceau de lueur blanche trouant la nuit du neuvième lieu jusqu’au civox. Inconsciemment, Stanley utilisa le pouvoir de Tekeri pour obtenir une image détaillée, parfaite, de la plate-forme ainsi éclairée.
Alors il la vit. Elle était seule sur la colonne translucide. Elle portait une robe rouge serrée à la taille par une ceinture d’or. Sa tête aux cheveux très courts était cerclée d’un anneau d’or, des bracelets d’or se découpaient sur la peau brune de ses bras nus, et une chaînette d’or enserrait son cou gracile. Elle était fine, menue, avec des hanches minces et des poignets fragiles. Son visage était étroit, au front légèrement bombé, avec un nez petit et des lèvres charnues gorgées de vie. Derrière ses longs cils noirs brillaient des yeux immenses, sombres et profonds comme deux puits d’eau fraîche.
Sa bouche s’entrouvrit sur des dents plus blanches qu’un collier de perles, et elle commença à chanter.